COMME Aliénor venait d’annoncer haut et fort qu’elle allait s’isoler pour sa « grande opération », je sautai sur l’occasion pour dire enfin à ma bien-aimée ce que j’avais sur le cœur :
— Quand elle dort, elle n’a pas besoin de toi. Tu pourrais me rejoindre.
— Nous en avons déjà parlé.
— Je sais. Mais entre-temps le désir est devenu intolérable, non ?
— Il fallait t’y attendre. Je t’avais averti.
— Si tu me désirais comme je te désire, tu ne pourrais pas me parler ainsi.
Elle soupira. En de tels instants, je la haïssais en proportion de mon amour.
— Dis quelque chose ! protestai-je.
— Je me répéterai donc : nous serons toujours en présence d’Aliénor.
— Très bien. Rejoignons-la aux chiottes.
— Ne sois pas vulgaire, Zoïle.
— J’essaie simplement de te montrer l’absurdité de ta règle.
— Dura lex sed lex.
— Rien ne t’empêche de changer cette loi.
— J’ai juré à Aliénor que je ne la laisserais jamais seule.
— Mille contre un qu’elle a oublié ton serment.
— Moi, je ne l’ai pas oublié.
À cet instant, je voulus tellement la tuer que je ne sus plus à quel saint me vouer. C’est alors que j’eus cette idée qui, momentanément du moins, me sauva :
— La règle est valable pour toi aussi. Si je propose une activité à trois, l’accepteras-tu ?
— Une activité sexuelle à trois ? s’inquiéta-t-elle.
— Mais non.
— En ce cas j’accepte, bien sûr.
Je jubilai. Elle allait voir ce qu’elle allait voir.
— Samedi prochain, j’arriverai en fin de matinée. Ne prenez pas un petit déjeuner trop consistant.
— Ton activité consiste à manger ?
Je réfléchis une seconde.
— On peut dire ça comme ça.
— C’est merveilleux ! Aliénor et moi, nous sommes très gourmandes.
— Je ne peux pas te promettre que ce sera très bon.
La romancière revint des toilettes avec un air de contentement intense. Astrolabe lui annonça que le samedi suivant, je leur préparerais leur déjeuner. L’anormale battit des mains. Je commençais à avoir le trac.
— Quoi que j’apporte, vous le mangerez, n’est-ce pas ?
— Naturellement, protesta Astrolabe. Nous crois-tu si mal élevées ?
Le jour J, j’arrivai avec de vastes sacs pleins à ras bord, afin de ne pas décevoir les deux jeunes femmes. En vérité, j’avais bourré ces bagages avec n’importe quoi pour étayer la version du repas. Mon offrande tenait en trois piluliers et un disque compact : une poche eût suffi.
Je mis la compilation dans la chaîne.
— Tu as même prévu la musique du repas ! Comme c’est raffiné.
Les piluliers des filles recelaient chacun un gramme de psilocybes guatémaltèques. Le mien avait été doublement dosé : pour un vieil habitué, il faut ce qu’il faut.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Astrolabe en recevant sa petite boîte.
— Un apéritif, répondis-je, alors que ce serait la totalité du repas.
Elles ouvrirent les piluliers et l’écrivain poussa un cri d’extase ; l’espace d’une seconde, je me demandai s’il était possible qu’elle sût de quoi il s’agissait.
— Tu as raison, Aliénor, commenta Astrolabe avec enthousiasme. C’est si joli, ces girolles séchées. Peut-on les manger ainsi ?
— C’est recommandé.
Débuta le moment difficile, surtout pour moi qui pratiquais : bizarrement, un goût infect passe plus mal quand on le connaît. Il me fallut un courage non négligeable pour mâcher ma dose. Astrolabe eut une remarque d’une politesse admirable :
— Quelle saveur singulière !
Quant à la romancière, elle rugit carrément de délectation. Je songeai que c’était la première fois que je donnais des champignons hallucinogènes à une demeurée et que cela risquait de me déconcerter. Je servis trois verres d’eau et invitai à les boire. Elles s’exécutèrent et moi aussi, soulagé de rincer ma bouche de cette abjection. C’est curieux : tous les champignons sont bons à manger, même les mortels. Pourquoi les psilocybes, qui sont de très loin les plus bienfaisants, sont-ils les seuls à être mauvais ? Peut-être la nature prévient-elle ainsi celui qui va consommer : attention, vous allez vivre quelque chose de spécial.
— Pourquoi le verre d’eau ? dit Astrolabe.
— Pour que le principe agisse, répondis-je.
Elle dut croire à un précepte diététique et ne s’inquiéta pas.
J’allumai la chaîne. La musique retentit. Je savais que j’en avais pour une grosse demi-heure avant le commencement des symptômes. Mon opération était aussi minutée que le cambriolage d’une banque. Sur le plancher, je déroulai des plaids.
— Tu prépares une orgie romaine ? Nous allons manger couchés ? demanda la dame de mes pensées.
Je répondis une banalité ; la vérité est que bien des gens ne tiennent pas debout quand ils tripent. Il valait mieux aménager le sol.
— Quelle est cette musique ? demanda-t-elle encore.
— Aphex Twin.
— C’est étrange, non ?
— Bientôt, tu ne trouveras plus ça bizarre.
— Tu veux dire que les mets seront tellement surprenants qu’en comparaison, ces sonorités passeront ?
— Le repas est fini. Je n’ai rien prévu d’autre.
Silence.
— Zoïle, je crains que tu te sois exagéré la petitesse de mon appétit.
— Nous avons tous les trois avalé des champignons hallucinogènes. Nous décollerons dans une vingtaine de minutes.
Je m’attendais à une engueulade méritée : on n’administre pas de psilocybes à quelqu’un sans le prévenir. Si j’avais commis cette action impardonnable, c’était parce que j’étais persuadé qu’Astrolabe eût refusé si elle avait su. Et à défaut de faire l’amour, je voulais partager avec elle une expérience unique.
— Aliénor, tu te rends compte ? se réjouit ma bien-aimée. Nous allons avoir des hallucinations !
J’expliquai que le début serait désagréable, mais qu’à condition de ne pas s’inquiéter, le voyage serait sublime.
— Où te procures-tu ces champignons ?
— On ne donne pas son dealer.
— Tu es un bon client ?
— J’ai l’habitude, si tu veux savoir.
J’enviais la virginité des deux filles. Elles n’avaient aucune idée de ce qu’elles allaient connaître. Pour ma part, j’avais tant d’expériences de voyages bons ou mauvais que se mêlait à mon impatience une part de résignation.
Je profitai de mes derniers instants de plancher des vaches pour me lancer dans une diatribe contre le changement de la loi hollandaise en la matière. J’étais au sommet de l’indignation quand je vis Astrolabe changer de figure et murmurer :
— Oh ! la la !
Je lui saisis aussitôt la main pour l’escorter.
— Tout va bien. Quand un avion décolle, les passagers ont souvent des vertiges. Là, c’est pareil, sauf que tu es dans une fusée : le malaise dure un rien plus longtemps. Bientôt, tu arriveras dans l’univers, tu verras la Terre de très loin.
Aliénor gémit à son tour. Astrolabe lui attrapa la main et la rassura à sa manière. Nous formions une chaîne.
Quand vint l’envie de vomir, je me mis à avaler ma salive comme un forcené, avec l’efficacité coutumière : la nausée n’est rien d’autre que le signal de la réussite. Les rarissimes malheureux que la psilocybine laisse de marbre n’éprouvent pas ces sensations liminaires. J’expliquai à mes amies le transitoire de cette sensation détestable, formidable laissez-passer vers des contrées sublimes.
— Tu y es ? Raconte, dis-je à Astrolabe.
— Le mur, s’extasia-t-elle.
Elle désignait ainsi la paroi blanchâtre qui séparait son appartement du voisin et dont la vétusté laissait redouter l’effondrement. Je n’étais pas encore assez haut pour voir ce qu’elle voyait, mais je pouvais deviner : on n’imagine pas les trésors que recèle une surface blanche pour qui a ouvert les portes de la perception.
Aliénor s’allongea sur un plaid.
— Ça va ? lui demandai-je.
Elle acquiesça d’un air illuminé et ferma les yeux. Il y a deux écoles : le voyage extérieur et le voyage intérieur. L’écrivain appartenait clairement à la seconde catégorie. Cela m’arrangeait bien, elle garderait les paupières closes, je ne subirais pas trop sa présence.
Astrolabe, au contraire, ouvrait des yeux comme des soucoupes. L’hallucination rend la lassitude impossible et je sus que si je n’intervenais pas, elle admirerait le mur d’en face pendant huit heures. Je la poussai à regarder autre chose, en l’occurrence un coussin bleu Nattier que je posai sur ses genoux. Ce fut à cet instant que mes propres portes s’ouvrirent et je m’abîmai en cette contemplation comme j’aurais voulu plonger en ma bien-aimée. J’entrepris de la guider pour m’assurer sa connivence :
— As-tu déjà vu quelque chose d’aussi fou que cette couleur ? Enfonce-toi en elle, sens comme elle existe. Remplis-toi de ce bleu Nattier.
— Nattier ?
— C’est un peintre français du XVIIIe siècle. Il a créé cette couleur. Imagine ce que c’est d’inventer ça.
— C’est tellement beau, chuchota-t-elle.
— Pourquoi parles-tu à voix si basse ?
— Parce que c’est si beau que c’est forcément un secret.
Je ris : je comprenais ce qu’elle voulait dire.
Je l’accompagnai au cœur du bleu. La subtilité de la couleur nous irradia d’une joie torrentielle. Nous avions tous les deux le nez sur le coussin pour mieux nous laisser envahir par cette découverte.
— C’est comme si je n’avais jamais vu la pièce, dit Astrolabe. C’est comme si je n’avais jamais rien vu. Le bleu du coussin : c’est comme si je n’avais jamais vu une couleur.
— Tu as retrouvé ta vision des choses de quand tu avais un an, deux ans. Dans le métro, observe comment les bébés regardent autour d’eux : ils sont en plein trip, c’est évident.
— Dire que nous vivons au milieu d’une telle splendeur et que nous ne la voyons pas !
— Nous la voyons maintenant, c’est ce qui compte.
— Pourquoi cessons-nous de voir en grandissant ?
— Précisément parce que nous grandissons. Nous apprenons les dures lois de la survie qui nous forcent à nous focaliser sur ce qui est utile. Nos yeux désapprennent la beauté. Grâce aux champignons, nous retrouvons nos perceptions de petit enfant.
— Est-ce pour ça aussi que je suis si heureuse ?
— Oui. Imagine : nous sommes heureux comme des gosses de deux ans qui auraient une autonomie d’adulte.
— Je n’ai pas à l’imaginer, je le vis.
Je l’embrassai. Elle regarda mon visage et éclata de rire.
— Il y a des mots écrits partout sur ta peau, dit-elle en touchant mes joues.
— Lis donc.
— Je ne peux pas. Ce sont des caractères chinois. Tu ressembles au menu du Bouddha d’Or.
Je la contemplais me contemplant. Regarder Astrolabe m’a toujours rendu fou. La regarder du fond de mon trip aggravait mon insanité, d’autant qu’elle tripait aussi et que cela se voyait : ses pupilles emplissaient ses yeux, ses yeux emplissaient son visage, son visage emplissait la pièce.
— Alors, tu es mon amoureux, toi ? me demanda-t-elle avec étonnement.
— J’espère bien. Il y a un problème ?
— Non. Laisse-moi observer en quoi tu es fait.
Elle se mit à m’inspecter, allant jusqu’à retourner mes oreilles. Sa tête devenue énorme s’approchait régulièrement de la mienne, je voyais son œil immense entrer dans mes narines, j’avais l’impression de jouer au docteur avec une géante.
Elle souleva mon pull et m’écouta partout, collant son labyrinthe auriculaire sur mon dos, mon torse, mon ventre.
— J’entends des bruits incroyables, chuchota-t-elle avec exaltation.
— C’est le bruit du désir.
Intriguée, elle écouta encore.
— Ton désir fait un bruit de lave-vaisselle.
— Oui, il est multifonction.
Elle baissa mon pull, décrétant que la consultation était terminée. Je constatai que le trip n’avait pas diminué sa vigilance vis-à-vis de son règlement abominable et je lui en voulus.
Devant nous, Aliénor était devenue son propre gisant.
— Tu crois qu’elle va bien ?
— Oui. Regarde ses traits, comme ils sont apaisés. C’est elle qui tripe le mieux d’entre nous.
— Pourquoi garde-t-elle les yeux fermés ?
— Elle a raison. Essaie.
Ma bien-aimée baissa les paupières et poussa un cri.
— N’est-ce pas ? commentai-je.
— Il y a une exposition d’art contemporain dans ma tête.
— Oui. Plus besoin d’aller à Beaubourg.
Elle rouvrit les yeux, sidérée.
— Kandinsky, Miró, d’autres dont j’ai oublié le nom, ils en avaient tous pris ?
— Oui.
Nous commencions la conversation classique des voyageurs qui lasserait quiconque n’aurait pas pris la route.
— Rothko, il en avait pris ?
— Oui.
— Et Nicolas de Staël ?
— Bien sûr !
Chaque nouveau membre du club était salué d’une exaltation intense, comme un frère – ce genre de dialogue pouvait durer des heures. Je préférai interrompre cette litanie pour attirer l’attention d’Astrolabe sur le phénomène majeur :
— Et maintenant, je vais te montrer ce qu’il y a de plus beau dans cette chambre.
Je m’assis sur le sol, la priai de me rejoindre et désignai le plancher qui d’ordinaire ne valait pas un clou. Elle y colla les yeux.
Elle cria d’admiration. Je voulus m’assurer néanmoins que notre vision était la même :
— Vois-tu ce que je vois ?
— C’est de la glace. C’est un lac gelé, dit-elle.
— Mais oui.
— Il y a cette pellicule de glace parfaitement transparente et en dessous, il y a un monde englouti, d’une beauté mortelle.
— Raconte.
— Il y a, figées dans le gel, des fleurs jamais vues, des cariatides de pétales, le froid les a frappées comme la foudre, elles ne sont pas au courant de leur trépas, regarde, on dirait qu’elles tentent de percer la glace, il paraît que les cheveux des cadavres continuent de pousser, ces fleurs sont peut-être la chevelure d’une défunte, oui, je la vois, Zoïle, viens voir, la vois-tu ?
— Non.
— Si, regarde, entre les colonnes de marbre.
— C’est l’Artémision d’Éphèse !
— N’avait-il pas disparu, ce temple ?
— Oui ! Toi et moi, nous savons où il est : sous ton plancher !
— Et elle, tu la vois ?
— Non. Nous ne pouvons pas voir absolument la même chose. C’est déjà fabuleux que nous distinguions tous les deux le temple d’Artémis. Ce qui prouve qu’il est bel et bien là.
— Hélas, nous l’oublierons.
— Non. Nous n’oublierons rien de ce que nous aurons vécu lors de ce voyage.
— Nous ne verrons plus ce que nous voyons.
— C’est vrai. Mais nous nous souviendrons, et nous ne verrons plus les choses comme avant.
— Quelle est la mystérieuse correspondance entre Éphèse et un appartement misérable du quartier Montorgueil à Paris ? Sans parler du lien qui peut unir le Ve siècle avant Jésus-Christ et notre époque ?
— Le lien, c’est notre esprit. Nous sommes présocratiquement destinés l’un à l’autre.
Elle rit et se replongea dans la contemplation de cet univers insoupçonnable.
Je restai seul. Ce que j’avais dit, c’était le fond de ma pensée. Un double présocratique, cela me paraissait bien plus fort qu’un double platonicien. Platon : il en avait pris, lui aussi. Le mythe de la caverne, cela ressemblait trop au récit d’un trip. Mais il en avait tiré des trucages que je désapprouvais. Comment accepter la théorie amoureuse d’un type qui sépare l’âme du corps, les hiérarchise, et qui d’ailleurs hiérarchise tout dans la société ? Avant Socrate, l’amour devait être autre chose.